En matière de discrimination, la question de la comparabilité entre les catégories de personnes est souvent difficile à appréhender.
Dans un post du 8 janvier 2024, nous revenions sur l’arrêt « Lufthansa » du 19 octobre 2023, dans lequel la Cour de Justice de l’Union européenne a décrit la manière dont doit être réalisé le test de comparabilité entre les travailleurs à temps partiel et les travailleurs à temps plein dans le cadre de l’application de la directive 97/81/CEE 1273 concernant l’accord-cadre sur le travail à temps partiel conclu l’Unice, le CEEP et la SES (voy. https://www.bourtembourg.be/non-discrimination-des-travailleurs-a-temps-partiel-retour-sur-larret-c-660-20-du-19-octobre-2023-de-la-cour-de-justice-de-lunion-europeenne/).
Dans un arrêt du 4 octobre 2014 (C-314/23, Stavla et consorts), la Cour de justice s’est prononcée sur cette comparabilité dans le cadre de l’application de la directive 2006/54/CE du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail en matière de discrimination indirecte fondée sur le sexe.
L’article 4 de cette directive prévoit notamment que « Pour un même travail ou pour un travail auquel est attribuée une valeur égale, la discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe est éliminée dans l’ensemble des éléments et conditions de rémunération ». La « discrimination indirecte » est définie comme « la situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires ».
La Cour de justice était saisie dans le cadre d’un litige se présentant dans le contexte suivant.
La compagnie aérienne espagnole Air Nostrum accorde à ses travailleurs des indemnités journalières, qui ont pour objet de couvrir les frais exposés lors de leurs déplacements professionnels, autres que le logement et le transport. Le montant de ces indemnités est fixé dans différentes conventions collectives. Un syndicat a néanmoins constaté que la convention collective applicable au personnel de cabine prévoyait des indemnités sensiblement inférieures à celles accordées par la convention applicable aux pilotes. Ceci constitue, selon le syndicat, une discrimination sur la base du genre, dès lors que les membres du personnel de cabinet sont très majoritairement de sexe féminin et que les pilotes sont très majoritairement de sexe masculin. La Cour centrale espagnole, saisie du litige, décide d’interroger la CJUE en vue de déterminer s’il s’agit d’une différence de traitement prohibée par la directive.
Dans son avis, l’Avocat général retient que les conventions collectives s’appliquent indépendamment du sexe des travailleurs, mais que, dans les faits, elles ont pour objet de traiter moins favorablement les femmes. Ceci serait constitutif, selon l’avocat général, d’une discrimination indirecte fondée sur le sexe. En effet, il estime que la question de la comparabilité doit être appréciée différemment selon que l’on soit en présence d’une discrimination directe ou indirecte. Dans le cas d’une discrimination indirecte, il suffirait de constater qu’un groupe de travailleurs est traité moins favorablement, et ce même si les deux groupes se trouvent dans des situations différentes. Le critère de comparabilité serait donc fondé sur l’avantage qui serait accordé à un groupe de travailleurs particulier, sans justification objective. Pour le surplus, l’avocat général considère qu’il appartient à l’employeur de démontrer concrètement que la différence de traitement poursuit un but légitime.
Pour l’avocat général, dans le cadre d’une discrimination indirecte, il y aurait lieu d’identifier le « désavantage comparatif » de l’un des deux groupes de personnes affecté par la mesure, dès lors que la discrimination fondée sur le sexe concerne essentiellement l’incidence d’une mesure sur différents groupes de personnes. L’Avocat général souligne que pour déterminer le désavantage comparatif, il faut examiner l’objectif du versement des indemnités journalières. Or, cet objectif est identique pour les deux groupes de travailleurs : la compensation par l’employeur de frais de repas que les travailleurs devaient engager dans le cadre de leurs déplacements professionnels (autres que liés au transport et à l’hébergement).
L’Avocat général proposait à la Cour de répondre qu’une indemnité journalière pour couvrir des frais de repas exposés lors de déplacements professionnels d’un montant inférieur à celui de l’indemnité versée au même titre au personnel navigant technique majoritairement composé d’hommes était prohibée par la directive, lorsque cette inégalité de traitement découlait de l’application de deux conventions collectives distinctes négociées entre l’employeur et des syndicats différents.
La Cour de Justice n’a pas suivi ce raisonnement. Pour la Cour de justice, une telle différence de traitement ne serait susceptible de constituer une discrimination indirecte fondée sur le sexe, prohibée par la directive, que si la rémunération a été versée « pour un même travail ou pour un travail auquel est attribuée une valeur égale ». Se fondant sur le considérant 9 de la directive 2006/54, la Cour rappelle qu’il convient de tenir compte, dans ce cadre, d’un ensemble de facteurs, tels que la nature du travail, les conditions de formation et les conditions de travail. Elle affirme que « manifestement » les membres du personnel de cabinet et les pilotes n’exercent pas le même travail. Elle ajoute que, vu la formation requise pour exercer le métier de pilote et les responsabilités attachées à ce dernier, qu’il ne saurait être considéré que le travail des pilotes a une valeur égale au travail des membres de personnel de cabine au sens de l’article 4 de la directive 2006/54.
Elle conclut donc à l’absence de discrimination, faute de comparabilité.
Que retenir de cet arrêt ?
Pour la Cour de justice, même dans le cadre d’une discrimination indirecte fondée sur le sexe, il n’y aurait discrimination en matière de rémunération que si les deux groupes de travailleurs exercent bien le même travail ou un travail auquel est attribuée une valeur égale.
22 novembre 2024,
Nathalie FORTEMPS et Victor DAVAIN