1. Le système des titres-services a été instauré par la loi du 20 juillet 2001 visant à favoriser le développement de services et d’emplois de proximité (ci-après « la loi du 20 juillet 2001 »), du temps où la matière était fédérale.
Depuis le 1er juillet 2014, la compétence relative à « la promotion des services et emplois de proximité » a été transférée aux régions, sous la réserve – précisée dans les travaux préparatoires de la réforme – des aspects liés au droit du travail.
A ce titre, les régions sont devenues compétentes en matière de « titres-services », qui sont une aide à l’organisation de services et d’emplois de proximité. Elles disposent tant de la compétence législative que de la compétence de contrôle et d’inspection, de la compétence relative aux agréations des entreprises actives dans le secteur, ainsi que de la compétence en matière d’affectation des deniers et en matière fiscale. Les régions sont ainsi habilitées à abroger, supprimer, modifier ou remplacer la réglementation en vigueur héritée du fédéral.
Les régions ont à plusieurs reprises fait usage de leur compétence en modifiant les règles en vigueur, le plus souvent pour ajouter de nouvelles obligations à charge des entreprises agréées actives dans le secteur.
Tel est notamment le cas d’un arrêté du Gouvernement wallon du 1er décembre 2023 modifiant l’arrêté royal du 12 décembre 2001 concernant les titres-services, et visant à réformer le financement des entreprises de titres-services et à encadrer le coût des titres-services pour les utilisateurs. Parmi d’autres obligations, cet arrêté prévoit de nouvelles conditions d’agréation que sont, d’une part, l’interdiction pour les entreprises actives dans le secteur de facturer aux utilisateurs des frais complémentaires (s’ajoutant à la valeur du titre-service) et, d’autre part, l’obligation de rembourser l’intégralité des frais de transport des aides ménagères.
2. La viabilité économique de nombreuses entreprises agréées actives dans le secteur des titres-services est fragile car elle dépend exclusivement de la valeur d’échange des titres-services. Or, ces dernières années, la marge réalisée par l’exercice de ces activités n’a eu de cesse de se réduire, au gré de l’instauration de nouvelles obligations issues de réglementations tant fédérales que régionales ainsi que des accords sectoriels. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des entreprises agréées ont progressivement commencé à facturer les frais complémentaires précités aux utilisateurs, moyennant l’accord écrit préalable de ces derniers.
Pour certaines entreprises agréées, l’adoption de l’arrêté du Gouvernement wallon du 1er décembre 2023 menaçait de porter l’estocade, notamment en ce qu’il interdit aux entreprises de percevoir une autre rétribution que les titres-services et donc, de prévoir des frais complémentaires, privant ainsi ces entreprises de la bouée de sauvetage qui les maintenait à flots.
Plusieurs d’entre elles ont dès lors dû déférer, en urgence, l’arrêté wallon du 1er décembre 2023 à la censure de la Haute juridiction administrative.
Dans le cadre de ce recours, les organisations syndicales, qui approuvaient la teneur de la réforme, ont fait intervention pour défendre la légalité de l’arrêté querellé, aux côtés du Gouvernement wallon.
3. Par un arrêt n°260.925 du 4 octobre 2024, le Conseil d’État a reconnu qu’il y avait urgence à statuer au vu de la situation financière de l’une des sociétés requérantes et de l’impact, dûment démontré, de la réforme sur cette situation financière.
La Haute juridiction administrative a dès lors examiné les deux moyens, par lesquels l’interdiction de frais complémentaires et l’obligation de remboursement de l’intégralité des frais de transport étaient critiqués, au regard notamment des règles répartitrices des compétences.
Le Conseil d’État a jugé que ces deux moyens étaient sérieux et a dès lors suspendu l’exécution de ces nouvelles dispositions.
Il s’agissait de la première fois que la Haute juridiction administrative se prononçait sur la question de la répartition des compétences au sein de ce secteur, en grande partie régionalisé, des titres-services. L’arrêt n°260.925 du 4 octobre 2024 est donc riche en enseignements à cet égard.
L’interdiction de prévoir des frais complémentaires (premier moyen) a été jugée prima facie illégale au motif que cette nouvelle condition d’agrément prévue par le Gouvernement wallon contrevient à la nature contractuelle des rapports entre l’utilisateur et l’entreprise agréée. Cette nature contractuelle – et, partant, la liberté contractuelle dont jouissent ces parties au contrat – est consacrée à l’article 6 de la loi du 20 juillet 2001. Autrement dit, le Gouvernement wallon a dépassé les limites de sa compétence en matière de fixation des conditions d’agréation (habilitation législative prévue à l’article 2 de la loi du 20 juillet 2001) en édictant une condition allant à l’encontre des règles fixées par le législateur lui-même dans la loi du 20 juillet 2001.
L’obligation de rembourser l’intégralité des frais de transport aux aides-ménagères (deuxième moyen), érigée ici encore en nouvelle condition d’agrément, a quant à elle été censurée par le Conseil d’État au motif qu’elle empiète sur les aspects liés au droit du travail qui, selon les travaux préparatoires de la sixième réforme de l’État, devaient rester de la compétence de l’autorité fédérale, nonobstant la régionalisation du reste de ce secteur. En réponse à la position de la Région wallonne selon laquelle sa compétence pour organiser la subvention des titres-services devrait lui permettre de déterminer les conditions régissant l’octroi de ces subventions (quitte, pour les entreprises, à ne pas y prétendre si elles ne leur conviennent pas), la Haute juridiction administrative affirme clairement que le système des titres-services est une subvention à la consommation, c’est-à-dire au profit des consommateurs et non des entreprises de titres-services. Dès lors, les conditions d’agrément ne sont pas destinées à fixer des conditions pour obtenir une subvention, mais uniquement à s’assurer de la fiabilité des entreprises qui opèrent dans ce secteur. Il s’ensuit également que le Gouvernement régional ne peut instaurer, à titre de conditions d’agréation supplémentaires, l’obligation pour les entreprises d’octroyer aux travailleurs des avantages qui ne sont pas prévus par la législation fédérale ou par les CCT adoptées en application de cette législation (l’on précisera qu’une CCT avait été récemment conclue, prévoyant un remboursement de 90% des frais de transport).
L’on relèvera enfin que l’arrêt commenté du Conseil d’État contient un enseignement intéressant en ce qui concerne l’accès à son prétoire par des associations de fait, en l’occurrence des organisations syndicales (FGTB et CSC). De manière inédite (aucun précédent n’ayant du moins été relevé dans le cadre de la procédure en référé ni dans l’arrêt), ces associations de fait entendaient intervenir en soutien de la partie adverse, et non pas pour contester l’acte administratif adopté. Le Conseil d’Etat a jugé qu’elles ne disposaient pas de la capacité juridique pour ce faire étant donné que leur capacité se limite à dénoncer la violation par l’acte en cause de prérogatives qui leur sont légalement reconnues, ce qu’elles ne font donc pas en défendant la légalité de l’acte attaqué. La requête en intervention introduite par la FGTB et la CSC a dès lors été jugée irrecevable.
4. A la suite de la suspension prononcée par l’arrêt du 4 octobre 2024, les entreprises agréées ont retrouvé la possibilité de convenir avec leurs clients d’une facturation complémentaire, s’ajoutant à la valeur du titre-service.
Selon FEDERGON, la fédération patronale à laquelle de nombreuses entreprises agréées du secteur des titres-services sont affiliés, cet arrêt de suspension a permis de sauver 15.000 emplois (Le Soir, « Titres-services : comment le Conseil d’Etat a sauvé 15.000 emplois en Wallonie, selon Federgon », 3 décembre 2024, consultable sur son site).
Matthieu de Mûelenaere