8 janvier 2024

Non-discrimination des travailleurs à temps partiel : retour sur l’arrêt C-660/20 du 19 octobre 2023 de la Cour de Justice de l’Union européenne

  1. Le cadre juridique

 

L’accord-cadre sur le travail à temps partiel, annexé à la directive 97/81/CE1273 du conseil du 15 décembre 1997 concernant l’accord-cadre sur le travail à temps partiel conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES (annexe 7), vise, d’une part, à promouvoir le travail à temps partiel et, d’autre part, à éliminer les discriminations entre les travailleurs à temps partiel et les travailleurs à temps plein[1].

Son article 4 énonce :

« 1.     Pour ce qui concerne les conditions d’emploi, les travailleurs à temps partiel ne sont pas traités d’une manière moins favorable que les travailleurs à temps plein comparables au seul motif qu’ils travaillent à temps partiel, à moins qu’un traitement différent ne soit justifié par des raisons objectives.

2.     Lorsque c’est approprié, le principe du pro rata temporis s’applique ».

Pour la Cour de justice, la clause 4.1 de l’accord cadre emporte que les travailleurs à temps partiel ne peuvent pas être traités d’une manière moins favorable que les travailleurs à temps plein comparables au seul motif qu’ils travaillent à temps partiel, à moins qu’un traitement différent soit justifié pour des raisons objectives[2].

Le principe du pro rata temporis permet, lorsque c’est approprié, de réduire les droits de travailleurs à temps partiel d’une manière proportionnée au temps de travail qu’ils ont effectué par rapport à la durée du travail à temps plein[3]. A titre d’exemple, la Cour de justice a déjà jugé sur la base de ce principe qu’il était possible, pour déterminer la rémunération d’un travailleur, de valoriser, à titre d’ancienneté pécuniaire, les services qu’il a prestés en tant que travailleur à temps partiel en fonction de la durée des prestations qu’il a réellement effectuées[4].

Par son arrêt C-660/20 du 19 octobre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a apporté d’importantes précisions sur l’étendue des garanties consacrées par la clause 4 de l’accord-cadre.

 

  1. Les faits

 

M.K. était employé par Ryanair en tant que pilote à temps partiel à raison de 90%. Il bénéficiait donc d’une rémunération de base réduite de 10% par rapport à ses collègues employés à temps plein. En plus de cette rémunération de base, il pouvait prétendre à une rémunération supplémentaire en dépassant un certain seuil d’heures de travail par mois.

En droit allemand, ces « seuils de déclenchement » sont fixés par des conventions collectives, qui ne distinguent pas entre les travailleurs à temps plein et les travailleurs à temps partiel. Les travailleurs à temps partiel doivent donc prester les mêmes heures de travail mensuelles que les travailleurs à temps plein pour bénéficier de la rémunération supplémentaire.

M.K. a introduit une action pour obtenir le paiement de la rémunération supplémentaire à laquelle il estimait avoir droit. A l’appui de son recours, M.K. mettait en cause la conformité des seuils de déclenchement au regard de la clause 4 de l’accord-cadre. En substance, il soutenait qu’une application uniforme des seuils de déclenchement pour l’ensemble des travailleurs avait pour effet de traiter de manière moins favorable ceux qui étaient employés à temps partiel, dès lors qu’ils avaient une probabilité plus faible d’accomplir les heures de travail nécessaires.

La particularité de cette affaire réside donc dans le fait que c’est le travailleur à temps partiel qui sollicite l’application du principe pro rata temporis pour que les seuils de déclenchement soient réduits proportionnellement aux heures qu’il a effectivement prestées.

 

  1. La question préjudicielle

 

Saisie du litige, la Cour fédérale du travail allemande décide d’interroger, à titre préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne afin de déterminer si l’application de seuils de déclenchement uniformes entraine une inégalité de traitement entre les travailleurs à temps plein et les travailleurs à temps partiel. A cet égard, la juridiction de renvoi précise que deux approches peuvent être distinguées dans la jurisprudence de la Cour de justice.

Une première approche consisterait à vérifier si, pour un nombre égal d’heures de travail prestées, la rémunération globale des travailleurs à temps partiel est identique à celle octroyée aux travailleurs à temps plein. Tel serait bien le cas en l’espèce.

Selon une seconde approche, il conviendrait de vérifier si l’égalité de traitement entre les travailleurs est respectée pour chacun des éléments de la rémunération globale. Une telle approche aurait pour conséquence que les travailleurs à temps partiel sont traités de manière moins favorable que les travailleurs à temps plein pour l’obtention de la rémunération supplémentaire. En effet, les travailleurs à temps partiel subiraient une charge plus importante par rapport à leur temps de travail total pour obtenir une rémunération supplémentaire identique à celle des travailleurs à temps plein. Ainsi, en ne réduisant pas les seuils de déclenchement de manière proportionnelle aux heures de travail prestées, le rapport entre la prestation fournie et la rémunération obtenue serait moins important pour les travailleurs à temps partiel.

 

  1. La décision de la Cour de Justice

 

La Cour de justice décide de suivre la deuxième approche dégagée par la juridiction de renvoi. Ainsi, la Cour relève que les travailleurs à temps partiel ont moins de chance d’atteindre les seuils de déclenchement que les travailleurs à temps plein. Il en résulte, selon la Cour, que la rémunération des travailleurs à temps partiel est similaire à celle des travailleurs à temps plein uniquement jusqu’aux seuils de déclenchements. Une fois ces seuils dépassés, les travailleurs à temps partiel doivent supporter une charge plus importante par rapport à leur temps de travail pour obtenir la même rémunération que les travailleurs à temps plein. Ce faisant, les travailleurs à temps partiel sont traités de manière moins favorable que les travailleurs à temps plein pour obtenir une rémunération similaire au-delà des seuils de déclenchement.

Il est intéressant de noter que la position prise par la Cour se distingue de celle adoptée par l’avocat-général. Ce dernier avait en effet pris en compte que les heures prestées au-delà des seuils de déclenchement étaient rémunérées de la même manière pour les travailleurs à temps plein et les travailleurs à temps partiel. Il avait conclu  à l’absence de discrimination entre ces deux catégories de travailleurs, dès lors qu’ils percevaient la même rémunération pour un nombre identique d’heures prestées.

La Cour a donc écarté l’application d’un calcul purement arithmétique, tel que celui opéré par l’avocat général, en insistant sur l’importance de vérifier le rapport entre la charge de travail et la rémunération perçue par les travailleurs à temps partiel.

La Cour a enfin affirmé que cette différence de traitement ne semblait pas reposer sur des raisons objectives. Ainsi, la Cour a considéré que les justifications apportées par le Gouvernement allemand, à savoir de dissuader les compagnies aériennes de mobiliser les pilotes de manière excessive, ne ressortaient pas suffisamment des pièces du dossier. La Cour a également émis des doutes quant au caractère pertinent d’une application uniforme des seuils de déclenchements pour atteindre l’objectif annoncé, dès lors que d’autres mesures, comme la fixation d’heures de services par semaine et non par mois, semblent plus cohérentes.

Décembre 2023

 

Nathalie FORTEMPS et Victor DAVAIN

 

 

[1] voy. l’arrêt de la Cour du 24 avril 2008 dans les affaires jointes C-55/07 et C-56/07, Othmar Michaeler e.a..

[2] voy. encore récemment C.J.U.E., 3 octobre 2019, C-274/18, Minoo Schuch- Ghannadan, point 34 ;

[3] Conclusions de l’avocat-général Nicholas Emiliou dans l’affaire C-C660/20, point 33.

[4] C.J.U.E., arrêt n°C-377/21 du 7 juillet 2022, Ville de Mons et Zone de secours Hainaut-Centre c. RM, dont une analyse est disponible via le lien suivant https://www.bourtembourg.be/cjue-arret-du-7-juillet-2022-c-377-21-accord-cadre-sur-le-travail-a-temps-partiel-anciennete-pecuniaire-dun-pompier-professionnel-prestations-anterieures-en-tant-que-p/